Conseils méthodologiques
Quel cheminement faut-il suivre pour décrypter un nom de lieu ?
Il faut d’abord ne pas perdre de vue que tous les noms de lieux de la Bigorre (montagnes, rivières, villages, hameaux) sont des mots de la langue occitane dans sa variété locale bigourdane, même s’ils proviennent d’une langue antérieure. C’est pourquoi, il est important de savoir comment ils sont dits en occitan. Aussi la première tâche consiste-t-elle à interroger un occitanophone fiable. Par « occitanophone fiable », il faut entendre une personne possédant convenablement la langue occitane dans sa forme dialectale locale et originaire de la localité ou d’une localité très proche. On transcrira le résultat obtenu en utilisant un système phonétique précis (l’Alphabet Phonétique International, si possible) en ayant soin de noter la place de l’accent tonique ; ce dernier détail est de la plus grande importance.
Si la personne enquêtée n’est pas au courant des exigences de la toponymie, l’enquêteur aura soin de ne pas lui poser la question directement, mais de faire en sorte que le nom recherché apparaisse naturellement dans le cours d’une conversation qui devra se dérouler évidemment en occitan.
Ainsi, on pourra éliminer les déformations introduites par l’usage administratif et par une éventuelle francisation.
La seconde tâche sera de faire le bilan des hypothèses déjà émises par des toponymistes sérieux (par exemple Dauzat et Rostaing, Rohlfs, l’Abbé Nègre, etc.). Si ces hypothèses sont valables, cela nous évite de refaire un travail déjà fait ! Si elles sont inexactes il faudra dire clairement pourquoi on les refuse afin qu’elles cessent d’être continuellement reproduites par des vulgarisateurs pressés ou incompétents.[2]
La troisième tâche sera de récolter le plus grand nombre d’attestations historiques possibles à trouver dans les textes d’archives en prenant bien soin d’en transcrire la graphie le plus fidèlement possible et d’en noter la date. Cette tâche est absolument essentielle : en effet plus une attestation est ancienne, plus elle a de chances de se rapprocher de la dénomination d’origine. Si on a la bonne fortune de posséder la première appellation (ce qui peut arriver parfois dans le cas d’une charte de fondation d’une bastide), il est évident que le travail du toponymiste s’en trouve achevé d’emblée.
On trouvera dans l’introduction de J.-F. Le Nail, la liste des documents qui ont été consultés à cette fin.
La quatrième tâche est proprement linguistique. Elle consiste, à partir des documents récoltés, à retrouver le nom d’origine. Si le nom à interpréter est un nom récent (entendons par là qu’il remonte au XIVe s. environ), il est généralement clair d’emblée pour toute personne sachant l’occitan. S’il remonte au haut Moyen Âge, la transparence sera moins grande : il faudra ne pas oublier que l’occitan médiéval peut différer de l’occitan actuel. Si le nom remonte à l’époque romaine, alors il sera important de connaître les transformations phonétiques subies par le latin dans son passage à l’occitan local. Une difficulté particulière surgit ici du fait du cloisonnement géographique des Hautes-Pyrénées, où chaque vallée se comporte comme un isolat linguistique et peut avoir des particularités phonétiques qui lui sont propres. Si le nom remonte plus haut encore, l’analyse linguistique sera plus complexe : nous aurons l’occasion d’en reparler plus loin en détail.
La cinquième tâche est d’ordre géographique. Une lecture attentive de la carte IGN au 1/25000e est indispensable. Cette lecture attentive permet en particulier de savoir si le nom qu’on cherche à interpréter est unique ou bien s’il est fréquent dans la zone étudiée. Il est recommandé de se rendre sur place afin de se donner une vision directe du site. Il est évident en effet que nombre de noms de lieux ont un rapport avec le site : ils peuvent faire allusion à une colline, à une montagne, à un cours d’eau, à un confluent, à une forêt voire à une forêt d’un type particulier (saulaie, aulnaie, fresnaie, etc.)
Mais précisons toutefois que la vision du site ne saurait en aucune façon remplacer la déduction linguistique correcte qui doit être la préoccupation centrale du toponymiste. Et cela pour deux raisons : la première étant qu’un site peut se transformer au cours des siècles, par exemple une forêt qui a été défrichée ; la deuxième étant que le jugement que nous portons sur un site est très subjectif : une montagne est pointue ou arrondie selon le point de vue qu’on a sur elle, un ruisseau est droit ou tordu selon qu’on est plus ou moins exigeant quant à ce qu’on appelle courbure, etc.
En somme c’est l’analyse linguistique qui doit avoir toujours le premier et le dernier mot. Si le nom d’un village signifie avec certitude “plantation de frênes” (par ex. Fréchet), peu importe qu’on n’y trouve plus actuellement aucun frêne ! L’appel à la configuration du site ne peut servir éventuellement qu’à confirmer ou infirmer la vraisemblance d’une hypothèse : par exemple, si on suppose que tel nom signifie « hauteur » et si on a affaire à un territoire plat comme le delta du Gange, il est évident qu’il vaut mieux abandonner l’hypothèse en question.
[2] De très bons toponymistes peuvent en effet s’être trompés. Les deux causes d’erreurs les plus fréquentes sont d’abord la méconnaissance des particularités linguistiques de notre région, ensuite la méconnaissance de documents découverts ou étudiés ultérieurement.