Les stratifications toponymiques

Des peuples nombreux ont défilé, par vagues successives, sur les territoires que nous habitons. L’histoire de notre région nous parle des Wisigoths, des Normands, des Francs. Avant, il y eut les Romains. Avant encore, les Aquitains. Et avant les Aquitains, peut-être bien d’autres dont nous ne connaissons même pas les noms et qui se perdent dans les brouillards de la protohistoire.

Tous ces peuples ont pu, tour à tour, laisser leurs marques sur les noms de nos montagnes, de nos cours d’eau et de nos villes et villages. Si bien que nous pouvons, pour exprimer cela, employer le langage des géologues et parler de « couches toponymiques » ou de stratifications. Comme des sédiments, les toponymes se sont en quelque sorte déposés par couches successives au long de la protohistoire puis de l’histoire[3] . C’est donc en employant le langage des géologues que nous allons décrire sommairement ce qui a pu se passer sur le territoire des Hautes-Pyrénées. Et, comme les géologues, nous irons des couches les plus anciennes aux plus récentes.

La strate pré-indo-européenne

À une certaine époque, notre continent fut envahi par des peuples que nous nommons les indo-européens. S’agit-il d’une seule race ou de plusieurs ? On ne le sait pas. Par contre ce qui est certain, c’est qu’ils parlent des langues apparentées. Ces peuples ont commencé à arriver chez nous vers l’an 1000 avant notre ère. Ce sont les Celtes, les Latins, les Achéens et les Doriens en Grèce, les Germains, les Slaves. Certains pensent que les Celtes n’auraient pas été les premiers et admettent l’existence de peuples qu’ils appellent les « Proto-Celtes ». Pour rendre sensible la parenté de langage entre les peuples indo-européens et la différence avec ceux qui les ont précédés, nous allons prendre un exemple (parmi bien d’autres possibles) : la façon de désigner le nombre 3 dans différentes langues d’Europe.

tres latin, occitan, catalan, castillan, portugais.

treis grec

tre italien

trois français

three anglais

drei allemand

tre suédois

trzy polonais

tri/teir breton

iru basque.

Il est facile de s’apercevoir que tous ces mots sont apparentés, sauf le dernier. Cela tient à ce que tous ces peuples sont des indo-européens, sauf les basques qui sont des pré-indo-européens. Il y avait donc, dans nos pays, avant les grandes migrations indo-européennes, des peuples que nous appelons, faute de mieux, des « pré-indo-européens » : nom unique fort commode pour recouvrir une diversité dont nous ignorons presque tout et que nous ne pouvons appréhender que par conjectures.

Les noms de lieux qu’ils nous ont légués constituent donc la première couche toponymique que nous appelons donc couche « pré-indo-européenne » (en abrégé p-i-e). Mais à l’intérieur de cette première strate, il nous faut pratiquer des divisions.

UNE COUCHE TRÈS ANCIENNE

Un premier « étage » (pour continuer à employer le langage des géologues) comprend un fonds de toponymes tellement anciens que nous ne pouvons les attribuer à aucun peuple connu. Certains spécialistes distinguent néanmoins des noms dont l’origine serait méditerranéenne et d’autres dont l’origine serait ouralo-altaïque. (cf. Alain Nouvel, Les noms de lieux témoins de notre histoire). Nous laisserons de côté les discussions concernant ce problème malgré l’intérêt immense qu’il présente. Il n’en demeure pas moins que c’est à ce fonds archaïque qu’appartiennent la presque totalité des oronymes, une très grande partie des hydronymes :

La racine *pal-/*bal- (= rocher) comme dans Baume, Balma, Pelvoux, mais aussi comme dans Pau et dans Palas (pic de).

La racine *vin comme dans Vignemale.

La racine *mal comme dans Maladeta et encore dans Vignemale.

La racine *kar-/*gar-/*har-/*ar- (= pierre) comme dans Carcassonne, Karpathes ou, en Béarn, Garros ; et probablement dans bon nombre d’oronymes des Hautes-Pyrénées comportant la racine *ar-.

En hydronymie, la racine *dor /*dur dans la Durance, la Dore (Puy-de-Dôme), le Dourdou (Aveyron), la Drôme, la Dordogne, la Dora Baltea et la Dora Ripaira (Italie), le Duero/Duro (Espagne et Portugal), etc.

Les noms de Gave, Ousse/Ourse, Neste.

Tous ces mots qui nous viennent de la lointaine préhistoire peuvent donc dater de 3000 ans et même plus. Mais tous ne se sont pas figés en toponymes, c’est à dire en fossiles linguistiques ; certains sont passés dans le vocabulaire quotidien de nos langues. Ainsi, les mots arròcasocamòtasapin, sont des mots encore très vivants (en français rochesouchemottesapin). Notre région est exceptionnellement riche en toponymes p-i-e appartenant à ces couches les plus reculées, sans doute parce que nos montagnes ont toujours constitué des refuges ou des positions de repli pour des peuples traqués par des envahisseurs.

Dans certains cas, nous pouvons préciser davantage et dire que nous avons affaires à des racines « pyrénéennes », car il s’agit de mots que (vraisemblablement) nous ne trouvons que dans les Pyrénées. Ainsi le mot de barranco (= torrent) qu’on trouve sur le versant gascon mais également sur le versant aragonais. Ainsi également la racine o- (= lac) : lac d’Oô, lac d’Orédon (o  gascon redon).

LA COUCHE BASCO-AQUITAINE

« Aquitain » est le nom que les auteurs anciens ont donné au peuple qui vivait dans le triangle Garonne/Océan/Pyrénées. César et bien d’autres écrivains latins ou grecs ont fortement insisté sur le fait que les Aquitains différaient des Celtes par la langue, les coutumes et les lois. Les Aquitains étaient des pré-indo-européens.

D’abord, on a longtemps identifié les Aquitains aux Ibères sous prétexte qu’au moment de la conquête de l’Aquitaine par Crassus, ils ont reçu des renforts venus d’outre-Pyrénées. Mais croire que toute l’Espagne (Iberia) était uniformément peuplée d’Ibères, c’est être dupe des mots. On sait aujourd’hui que la langue des Aquitains n’était pas celle des Ibères. Par contre, tous les mots de la langue des Aquitains que l’on a réussi à déchiffrer l’ont été grâce au basque. On pense donc généralement actuellement que ces Aquitains étaient les ancêtres des Basques. Appelons-les des « proto-Basques » : le territoire qu’ils habitaient devait aller de la Garonne à l’Ebre. Cette dernière précision nous est fournie par la toponymie : Nous aurons l’occasion d’en reparler.[4]

On sait que tous les Aquitains n’ont pas été latinisés. La latinisation, à l’époque de la conquête romaine s’est arrêtée sur une ligne bien difficile à tracer, mais qui est certainement différente de la ligne actuelle de partage des langues occitan/euskara.

Ces Aquitains ayant échappé à la latinisation sont les ancêtres des Vascons qui firent au 6s. la reconquête de la Gascogne et lui donnèrent son nom (Gascogne = Vasconia). C’est alors que se pose un problème de vocabulaire qui a son importance. Puisque les mots Aquitains, Vascons, Basques, Gascons sont des dénominations diverses pour désigner le même peuple ou des peuples de même souche, quand devons nous employer l’un ou l’autre de ces mots ? La clarté exigerait théoriquement qu’on emploie le mot Aquitain pour toute la période romaine ou préromaine, le mot Vascon à partir de la réinvasion du 6s. et jusqu’à la fin du Royaume de Vasconie de Sancho el Mayor. Le mot Basque ensuite. Quant au mot Gascon on le réserverait aux Aquitains ou Vascons qui ont été finalement romanisés.

Mais dans la pratique, il est souvent malaisé de savoir si on doit dire d’un toponyme qu’il est basque ou aquitain, car on possède trop peu d’écrits en basque jusqu’au 15s. pour pouvoir dater avec précision telle ou telle forme basque. C’est la même difficulté qui nous empêche de dire si la réinvasion vasconne du 6s. a imprimé ou non sa trace dans la toponymie.

Quoiqu’il en soit, on peut considérer comme basco-aquitains, donc comme ressortissant à la langue autochtone parlée avant l’arrivée des Romains :

a- Les noms de localités comportant un radical de signification connue, identifiable comme basque ou aquitain. Visker dans le canton d’Ossun (= le faîte, le dos : comparer avec Biscarrosse dans les Landes et Biscarrués en Navarre), ainsi que Aran (= vallée), Bun (= hauteur) dans le canton d’Aucun ; Beaucens (du basque Beltze = noir), Nestalas, Nistos, Nestier (du nom de la Neste) ; Gavarnie (du nom du Gave) ; Tarbes (probablement du nom des Tarbelli).

b- Les noms de localités se terminant par un r sensible (provenant d’un suffixe -err)  : Vier, Uzer, Viger, Lustar, Visker, Nestier.

c- Les noms de localités suffixés en -ast, -est, -ost, -ust. Adast, Ansost, Ardengost, Gazost, Andrest, Gerderest, Berbérust, Arbéost, Grust, Barlest.

d- Les noms des localités suffixés en -eix (situées généralement aux confins du Béarn et de la Bigorre) : Orleix, Tarasteix, Azereix, Oroix (en Béarn : Baleix, Baudreix).

e- Des noms suffixés en -(k)un : Ossun, Aucun, Azun. Le suffixe -(g)un/(k)un est en effet considéré comme basque ; il est répandu dans la zone de montagne (Lescun, Orcun, Eygun en Béarn). Il a probablement un sens locatif : “lieu où il y a…”

f- Les noms suffixés en -os. On considère, surtout à la suite des travaux de Rohlfs, comme aquitains tous les toponymes gascons suffixés en -os. Ils correspondent aux toponymes suffixés en -ués de l’Aragon et de la Navarre et aux toponymes en -otz du Pays Basque nord. Ce suffixe peut avoir un sens locatif : “lieu où il y a…” ou plus souvent une signification d’appartenance : “propriété de…”. Les zones de plus grande densité de ces noms sont le Béarn et le Bazadais. Mais ils sont nombreux également dans les Hautes-Pyrénées et en Val d’Aran. Certains semblent avoir un radical aquitain comme Ibos, Viscos, Sabalos, Genos, Nistos. Par contre nombreux sont ceux qui ont vraisemblablement comme radical un NP latin : Vidalos (Vitalis), Cizos (Cisius), Gaillagos (Galliacus), Vizos (Vitius), Vieuzos, Libaros, Julos, Saligos, Lizos. Ce qui prouve que ce mode de suffixation aquitain a dû être utilisé encore longtemps après la conquête romaine : cette persistance est considérée, à juste titre, comme l’indice d’une résistance des Aquitains à la latinisation.

Concluons sur ce point. Dans le nord de la France, la strate pré-indo-européenne s’arrête environ 1000 ans avant notre ère, c’est à dire à l’arrivée des Celtes. Dans la majeure partie de la Gascogne, elle subsiste jusqu’à la conquête romaine et même un peu au-delà car la langue d’un peuple conquis ne disparaît pas du jour au lendemain. Dans une importante frange pyrénéenne, elle a pu subsister jusqu’en l’an 1000 ; et en Pays Basque, elle subsiste encore actuellement : en effet, quand un habitant de Ciboure ou de Hasparren décide d’appeler Etxeona maison qu’il vient de faire bâtir, il ajoute un microtoponyme à la strate pré-indo-européenne.

 UNE STRATE GAULOISE (?)

Sous réserve de nuancer légèrement notre affirmation, nous dirons qu’il n’y a pas de strate gauloise dans la toponymie des Hautes-Pyrénées.

En effet, nous avons pris le parti de prendre au sérieux les déclarations de César (De bello gallico) et d’autres auteurs de l’Antiquité, nous assurant que les Aquitains diffèrent des Gaulois par la langue et les coutumes.

La première remarque qu’on pourrait nous faire consisterait à objecter que si les Gaulois se sont installés dans certaines régions de l’Ibérie (par exemple la Galice), il a bien fallu qu’ils passent par l’Aquitaine. Alors, entendons-nous bien sur ce point. Il existe ce qu’on pourrait appeler une Aquitaine ouverte où l’influence celtique a été réelle. Verdun sur Garonne, Saverdun, Lugdunum Convenarum (actuellement St-Bertrand-de-Comminges) sont des noms nettement gaulois. Les Bituriges Vivisques habitant la région de Bordeaux étaient probablement des Celtes. La vallée de la Garonne, comme en témoignent les toponymes celtiques du Val d’Aran, a pu servir aux Celtes de passage vers l’Ibérie. Mais, il y a une Aquitaine profonde (Chalosse protégée par le désert des Landes, Béarn et Pays Basque ainsi qu’une grande partie de la Bigorre) qui est demeurée quasi complètement à l’écart de l’influence celtique. Par ailleurs, il ne faudrait pas raisonner comme si les Celtes/Gaulois avaient été exclusivement des terriens. Pour gagner la péninsule ibérique, ils pouvaient aussi bien passer par la mer : n’oublions pas qu’une des plus grandes batailles de la conquête de la Gaule par César a été livrée contre la flotte gauloise des Venètes (habitants de la région de Vannes).

L’autre objection consiste à faire remarquer que la toponymie gasconne comporte des mots d’origine gauloise : ne serait-ce que le mot lana (= gauloislanda) ou les terminaisons en -ac d’un grand nombre de nos villages. Mais ces apports gaulois sont postérieurs à la conquête romaine. Autrement dit, ce sont les conquérants romains qui ont véhiculé jusque chez nous des mots gaulois. Il ne faudrait pas oublier, à cet égard, trois faits importants : le premier c’est que très tôt Rome a conquis la plaine du Pô qui était gauloise (la Gaule cisalpine), donc que le latin s’est enrichi très vite d’apports gaulois. Le second, c’est qu’avant l’entrée de César en Aquitaine, les Romains possédaient déjà une partie de la Gaule (la Provincia romana). Le troisième c’est que les armées romaines en arrivant chez nous avaient probablement déjà incorporé un nombre important de soldats gaulois.

En somme, il n’y a pas en Bigorre de couche toponymique celtique/gauloise au sens précis où on aurait affaire à un ensemble de noms de lieux portant témoignage d’établissements ou de colonisations gauloises antérieurs à l’arrivée des Romains. Les premiers Indo-Européens qui se sont établis ici, ce sont les Latins.

Cela nous amène à dire combien nous considérons comme regrettable que les archéologues persistent à utiliser l’expression impropre de gallo-romain(e) pour qualifier toutes les découvertes de sites antiques postérieurs à la conquête romaine. Ici, il faudrait dire aquitano-romain(e). Aussi, afin de respecter la vérité, tout en coupant court à toute polémique, chaque fois que nous avons eu affaire à un nom de localité suffixé en -ac, nous avons dit : domaine antique.[5]

LA STRATE GRECQUE (?)

Une absurdité a été propagée au 19e s. par des érudits de bonne foi qui avaient cru voir des noms grecs dans tous les toponymes suffixés par -os. Ces “érudits” étaient parfaitement excusables car ils travaillaient à une époque où la linguistique et la toponymie en étaient encore à leurs balbutiements. Ceux qui continuent à colporter cette opinion actuellement sont évidemment bien moins excusables.

Redisons donc qu’il existe en tout et pour tout quatre toponymes grecs dans le domaine occitan. Ce sont : Nice (Nikê = victoire), Antibes (Antipolis = ville d’en face), Agde (Agathê tuchê = bonne fortune) et Leucate (Leukas = blanc).

LA STRATE LATINE

Elle est évidemment très importante. Aussi il est nécessaire de pratiquer des subdivisions. En simplifiant, nous trouvons :

LES NOMS EN -AN(UM).

Le suffixe -anum (devenu -an en occitan) appartient au latin classique. Il signifie “domaine de…”. Ainsi, soit un homme nommé Tullius possesseur d’un domaine ; ce domaine s’appelle tullianum fundum et, par abréviation Tullianum.[6]

Les toponymes ainsi formés sont très nombreux dans les Hautes-Pyrénées : plus de quarante. Voici une liste non exhaustive :

Ancizan (Ancisius) ; Aneran (?) ; Antichan (Antistius) ; Arcizans (2) (Arcisius) ; Artagnan (Artanius) ; Aureilhan (Aurelius) ; Aurensan (Aurentius) ; Avajan (Aveius) ; Aventignan (Aventinius) ; Averan (Avarus) ; Balagnas (Balanius) ; Barbazan (2) (Barbatius) ; Cadeilhan (Catilius) ; Campuzan (Campusius) ; Coussan (Coccius) ; Espenan (Spanus) ; Estensan (Stentius) ; Garian (Garius/Gallius) ; Gaussan (Gallicius) ; Gayan (Caius/Gaius) ; Grezian (Gratius) ; Guchan (Guish : NP aquitain) ; Hachan (Fassius) ; Juillan (Julius) ; Lézignan (Licinius) ; Lugagnan (Lucanius) ; Madiran (Materius) ; Mansan (Mansius) ; Marsas (Martius) ; Marseillan (Marcilius) ; Nouilhan (Nobilis) ; Ordizan (Orditius) ; Organ (Orgus) ; Sailhan (Salius/Sagilius) ; Salechan (Salissius) ; Samuran (Samburus : NP aquitain) ; Siradan (Siradus : NP aquitain) ; Tajan (Tatius) ; Tibiran (Tiberius) ; Ugnouas (incertain).

Voir la carte

À titre de comparaison, soulignons que les noms suffixés en anum- > -an sont abondamment représentés dans la région languedocienne. Inversement, dans mon dictionnaire des toponymes des communes béarnaises, j’avais dit qu’il n’y avait pas de toponymes en -anum > -an en Béarn. Bien que je nuancerais actuellement cette affirmation trop catégorique, l’essentiel demeure : le nombre des toponymes de ce type est considérablement plus élevé dans les Hautes-Pyrénées, signe indiscutable d’une latinisation plus précoce et plus poussée.

 

LES NOMS EN -ON(EM).

Il semblerait que les Aquitains aient parfois utilisé le suffixe -onem (devenu -on en occitan local) comme équivalent de -anum. Ainsi : Aulon (Aulius) ; Lançon (Lancius/Lantius) ; Caixon (Cassius). Une preuve de cette équivalence est donnée par le doublet Gayan (canton de Bordères s/ l’Echez) et de Gayon (Béarn).

 

LES NOMS EN -EN(NUM).

Il semblerait également que les Aquitains aient utilisé un suffixe autochtone -en, comme équivalent du latin -an. Ainsi Silhen (Cilius ?), Ossen (Otxo : NP aquitain) ; Grailhen (Graculus). Une preuve de cette équivalence est donnée par les doublets Barbazan/Barbachen et Guchan/Guchen qui sont deux villages limitrophes.

 

LES NOMS EN -AC(UM).

Le suffixe -ac du latin -acum (lui-même du gaulois -akos) est donc considéré comme un suffixe gallo-romain. Il signifie aussi “domaine de…” comme les précédents. Il est représenté par de nombreux noms de villages dans les Hautes-Pyrénées.

En voici une liste non exhaustive :

Arcizac (2) (Arcisius) ; Avezac (Avitius) ; Ayzac (Asius) ; Basillac (Basilius) ; Bénac (Benos ?) ; Bernac (2) (Bernus) ; Bourréac (Burrius) ; Cabanac (Capannus) ; Cadéac (Catenus) ; Clarac (Clarus) ; Estirac (Asterius) ; Gensac (Gentius) ; Jaunac (?) ; Laméac (Flaminius) ; Lansac (Lantius) ; Liac (Linus) ; Magnoac (Magnon) ; Marsac (Marcius) ; Montignac (Montinius) ; Oléac (Olius) ; Orignac (Aurinius) ; Ortiac (?) ; Pailhac (Palius) ; Paréac (Parius) ; Pintac (Pintus) ; Pouzac (Potius) ; Préchac (Priscius) ; Sarriac (Sarrius ?) ; Séméac (Seme : NP aquitain) ; Sénac (Sendus : NP aquitain) ; Soréac (Sorenus) ; Talazac (Talasius) ; Vieuzac (Villicus).

Voir la carte

Première remarque : étant donné que ce suffixe d’origine gauloise a été importé chez nous par la conquête romaine, il ne peut pas être antérieur au suffixe -an(um). Les toponymes suffixés en -ac(um) sont ou contemporains ou postérieurs aux toponymes suffixés en -an(um). Par contre, dans les régions de peuplement gaulois, rien n’empêche qu’un nom en -ac soit antérieur à la conquête romaine.

Deuxième remarque : le suffixe -ac existe en Gascogne, Languedoc, Périgord, Limousin. Il est absent de la Provence. On le rencontre aussi dans le sud des Charentes (Cognac, Jarnac, etc.) et dans une bande de territoires bretons (Loudéac, la Baule-Escoublac, etc.). Dans les régions de Langue d’Oïl, il a évolué en -y ou en –é.

Troisième remarque : la qualification de gallo-romain donnée à ce suffixe est parfaitement justifiée. Mais on ne saurait la transférer à d’autres domaines. Nous redisons qu’il est regrettable que les archéologues s’obstinent à parler de “populations gallo-romaines” ou de “villas gallo-romaines” en Aquitaine, et ce au mépris des textes historiques. Les populations romanisées de notre région doivent être dénommées “aquitano-romaines” et non pas autrement.

LA STRATE GERMANIQUE

Les invasions germaniques qui ont déferlé sur l’Europe occidentale pendant la décadence de l’Empire romain ont laissé des traces nombreuses dans la toponymie.

Ainsi des noms comme Franconville (Yvelines), Francourville (Eure & Loir), Frencq (Pas-de-Calais) et peut-être même Francs (Gironde) témoignent assez probablement d’établissements francs. Il est évident que dans les régions occitanes fortement latinisées, les traces toponymiques germaniques sont moins nombreuses que dans le nord. Cependant, nul ne doute de l’existence d’une couronne de noms wisigothiques autour de Toulouse qui fut précisément, pendant un temps, la capitale du royaume wisigoth. On serait même en droit de s’attendre à trouver davantage de toponymes germaniques dans le Midi, mais il faut se rappeler que les envahisseurs germaniques furent peu nombreux et qu’ils se latinisèrent généralement très vite au contact des populations.

En Bigorre et généralement en Aquitaine, le passage des Germains a laissé des traces dans notre vocabulaire. Ainsi les mots borde (= petite maison, ferme) et salle (= grande maison, château ; en allemand saal). Mais ces mots sont devenus très vite des mots gascons, c’est pourquoi ce serait une grossière erreur que de croire que les localités qui portent de tels noms (Bordes, Laborde, Bordères ou Salles, Lassalles, etc.) correspondraient à des lieux de peuplement germanique.

Certes on trouve dans l’anthroponymie gasconne (et par conséquent dans la toponymie) des noms de personne d’origine germanique. Mais ce sont des noms qui se sont introduits chez nous pendant le Haut Moyen-Age au moment où il y eut une mode des germanismes (comme il y a aujourd’hui une mode des anglicismes). En effet des noms de personne comme Raymond, Albert, Thierry, Gérard, Gaston, etc… qui sont d’origine germanique, se sont répandus dans toute l’Europe. Aussi, quand nous considérons un nom de village comme Adé qui provient très probablement d’un anthroponyme germanique, nous ne pouvons pas assurer qu’il témoigne d’une fondation germanique.

Par contre, Goudon (canton de Tournay) est très probablement une villa Gothorum, donc, à l’origine, un établissement wisigothique. Plus troublant est le groupement des toponymes du Louron (Adervielle, Estarvielle, Loudenvielle, Loudervielle) où le mot vielle (= ville) est accolé à des anthroponymes nettement germaniques.

DES STRATES NORMANDE, ARABE, ANGLAISE

Il n’y en a pas.

Il n’y a pas de couche normande pour la simple raison que les raids normands ont été trop rapides pour laisser des traces quelconques. Le seul endroit où on trouve des toponymes d’origine Viking est la Normandie (par exemple Caudebec qui signifie le ruisseau froid. Cf. Kaltenbach en allemand).

Il n’y a pas de couche arabe, pour la simple raison qu’il n’y a pas eu d’occupation arabe (ou sarrasine) en Gascogne. Le raid de Poitiers en 732 a été trop rapide et les rares survivants (s’il y en eut !) qui ont échappé au massacre, n’ont pas eu les moyens de fournir un apport quelconque à notre toponymie.

Il n’y a pas de couche anglaise. Certains ont cru que l’occupation anglaise en Gascogne aurait pu laisser des traces dans la toponymie. Mais il ne peut y avoir de couche toponymique anglaise et cela pour deux raisons tout à fait décisives :

La première raison c’est qu’il n’y a jamais eu d’occupation anglaise au sens où les “Anglais” insulaires auraient déversé des flots humains sur la Gascogne. L’armée dite “anglaise” qui a pu commettre des exactions en Bigorre était en grande partie, sinon en totalité, composée de sujets gascons du Roi d’Angleterre.

La seconde raison est que les seigneurs anglais qui possédaient la Gascogne ne parlaient pas anglais. La langue de la noblesse anglaise fut le français et occasionnellement le gascon pratiquement jusqu’à la fin de la Guerre de Cent-Ans. En définitive nous ne connaissons en Gascogne que trois toponymes importés d’Angleterre, ce sont Libourne (Leypburn) en Gironde, Hastingues (Hastings) dans les Landes et Nicole (Lincoln) en Lot-et-Garonne, proche de la zone gasconophone.

LA STRATE OCCITANE

C’est de beaucoup la plus importante, car elle fournit la majeure partie des noms des villes et villages. Leur signification est généralement bien transparente à qui connaît la langue de ce pays. Mais nous sommes confrontés ici à une difficulté majeure. En effet, comme la langue latine a évolué sur place pour en arriver au gascon que nous connaissons, il est souvent difficile et même parfois impossible de dire à quelle époque remonte la formation de tel ou tel village. En somme, la limite entre la couche latine et la couche occitane est très malaisée à déterminer.

Disons d’abord que le fait qu’un village soit mentionné dans les archives du haut Moyen-Age sous un nom latin ne prouve absolument pas son appartenance à la couche latine. Les scribes, notaires, moines médiévaux écrivant en latin jusqu’au XIIIou XIVe siècles ont généralement exprimé en latin des toponymes qui n’étaient pas forcément d’origine romaine.

Cependant, on peut donner quelques indications qui d’ailleurs ne permettront pas de résoudre tous les problèmes :

1- Considérons par exemple un village comme Gouaux (canton d’Arreau) ; son nom se déduit directement du latin aqua. Il s’agit donc d’une formation de l’époque romaine. S’il s’agissait d’une formation occitane, il se serait construit sur le radical aiga. On pourrait trouver bien d’autres exemples du même genre.

2- Considérons les Sère (Sère-en-Lavedan, Sère-Lanso, Sère-Rustaing, Esquièze-Sère). Ils représentent le latin cella (= petite maison, petit monastère). Mais comme ce mot cella > cèra semble avoir disparu de bonne heure du vocabulaire gascon, il y a des chances pour que les villages portant ces noms représentent des formations latines des débuts du christianisme.

3- Quand des villages se nomment hitte (latin ficta ), hont (latin fontem), pouey (latin podium), il est très difficile de dire s’ils appartiennent à la strate latine ou à la strate occitane. Mais s’ils se nomment Lahitte, Lahont, Lou Pouey, ils représentent très probablement des formations occitanes puisqu’en latin l’article défini n’existait pas.

4- L’histoire peut aussi nous permettre de trancher la question qui nous occupe. Ainsi Caussade et Soublecause qui font allusion à une voie romaine (calceatam) ne peuvent dater que d’une époque où cette “chaussée” était encore en état. Les toponymes de “castelnaus”, ainsi dénommés par les historiens parce qu’il s’agit de villages bâtis autour d’un château d’abord en bois, puis en pierre : d’où des noms de lieux où on trouve la racine castel oucastèth (ex. Castelnau-Rivière-Basse), ainsi que ceux qui comportent le radical mote/mothe (= la motte, c’est à dire la butte de terre où on plaçait la tour du château), datent forcément du Moyen-Age, donc ressortissent à la strate occitane.

5- Tous les toponymes désignant des assainissements de marécages, des défrichements (ou des forêts, car un village ne peut prendre le nom d’une forêt qu’à partir du moment où celle-ci a été défrichée au moins en partie) datent généralement des travaux effectués par des moines, donc appartiennent à la strate occitane. De même les toponymes désignant des “sauvetés” (ex. Sauveterre), c’est à dire des bourgs fondés par l’Église et où les habitants bénéficiaient de franchises.

6- Enfin aux 13e et 14s. nous trouvons tous les toponymes de “bastides”. Les seigneurs ou le roi comprenant le bénéfice que l’Eglise avait retiré de la création des “sauvetés”, se firent à leur tour promoteurs de villes nouvelles. On cherchait ainsi à attirer une population active en lui faisant miroiter de nombreux avantages économiques, fiscaux et politiques. Les toponymes de “bastides” sont souvent très caractéristiques. Ces villes nouvelles peuvent s’appeler soit simplement Labastide (Canton de Labarthe-de-Neste), soit Villefranque (canton de Castelnau-Rivière-Basse), soit Villenave (-près Béarn et -près Marsac, canton de Vic-en-Bigorre), soit porter le nom de leur fondateur ou de l’officier chargé de sa construction (Rabastens, Trie-sur-Baïse), soit encore le nom d’une ville prestigieuse d’Europe (Tournay).

LA STRATE FRANÇAISE

Deux cas sont à considérer selon qu’il s’agit de microtoponymie ou de macrotoponymie.

En microtoponymie, la couche française est normalement représentée. Rien ne vous empêche d’appeler votre maison “Bellevue” ou “Peu à peu” au lieu de “Beigbeder”/“Bèthvéser” ou “Chic a chic”. Dans la couche française, on trouve aussi tous les noms qui correspondent à des activités actuelles (aérodrome, hôpital, etc.) et la plupart des odonymes (noms des rues ou des routes) bien que souvent subsistent d’anciens noms occitans. On y trouve enfin les noms des très petits cours d’eau (ceux qui sont entièrement sur le territoire d’une seule commune) : les cartes actuelles de l’I.G.N. portent tantôt les dénominations de “Ruisseau de…”, tantôt “Arriu de..” ou “Arrec de…”

Concernant la macrotoponymie (toponymie des noms de villages), la couche française en est pratiquement absente. Cela s’explique aisément par le fait que la langue française s’est imposée en Bigorre trop tardivement c’est à dire à une époque où le maillage territorial était déjà totalement en place. Seules des communes récentes pourraient donc avoir reçu un nom français. Il n’y en a pas dans les Hautes-Pyrénées. On notera cependant, pour la commune de Peyret-Saint-André, l’adjonction de Saint-André, nom d’un quartier fusionné à la fin du XVIIIe s. et également nom du saint patron de Peyret, la seconde partie du nom de Oursbelille qui n’apparaît qu’en 1650 et la traduction partielle de Peyrefite en Pierrefitte qui n’était à l’origine qu’un hameau de Nestalas et ne fut associé au nom de la commune qu’à la fin du XVIIIe siècle.

Pour le reste, le bilan de la francisation est bien plus délicat à établir. En tout état de cause, il ne peut s’agir que de francisations partielles de toponymes déjà existants.

1- La plus fréquente est la transformation systématique de Sent en Saint dans la graphie officielle.

2- Également les adaptations graphiques des noms gascons au système orthographique français (substitution de gn à nh, substitution de ilh à lh, etc.). Parfois cette adaptation aboutit à une véritable déformation du nom comme dans le cas de Beaucens (au lieu de Biussens) ou de Bonrepos.

3- Enfin les bourdes administratives comme la substitution de Thermes à Termes, sans oublier la plus cocasse : la transformation de Lou Casterar en Castera-Lou.

Inversement, les substitutions de Castel à Castèth, pas plus que celles de l’article la à era ne sauraient être considérées comme des francisations. Elles sont très anciennes et relèvent du souci des scribes médiévaux d’écrire un occitan standard et l’administration française n’en est sans doute pas responsable.

On ne doit pas non plus considérer comme des francisations les précisions sous forme d’adjonction comme Fréchet-Aure, Salles-Adour, Bordères-Louron, etc. Elles sont rendues indispensables par l’élargissement des communications et la nécessité d’éviter les confusions dues aux homonymies. Il en est de même pour la plus récente transformation d’Argelès en Argelès-Bagnères. Par contre l’adjonction d’intérêt touristique de Cadéac-les-Bains est une francisation.

 

Michel Grosclaude.


[3] Un toponyme, comme un fossile, peut appartenir à plusieurs couches différentes.

[4] Les Ibères sont venus d’Espagne vers le 5° siècle avant notre ère. Ils ont occupé le sud de ce que nous appelons aujourd’hui l’Occitanie, jusqu’à Ensérune. Il y a une racine importante, commune aux Ibères et aux Basques. C’est la racine illi / iri (= ville). Exemple : Auch (Gers), autrefois Elimberris,Elne (P-O), autrefois Illiberri, Collioure (P-O), autrefois Caucoliberi (encore au 7e s.), Lleida (Catalogne), autrefois Ilerda, Lombez (Gers), autrefoisIlumberris, Lumbier (Navarre), autrefois Ilumberris, Grenade (Andalousie), autrefois Illiberis, Luchon (H-G), autrefois Ilixione, Lombrès (Htes-Pyr.), autrefois Ilumberri (?), etc.

[5] Il est vrai que César ne nous a pas facilité la tâche puisque d’une part il appelle Gaule l’ensemble situé entre Rhin, Alpes, Méditerranée, Pyrénées et Océan… et qu’il se hâte d’ajouter que certains de ses habitants (les Aquitains) ne sont pas des Gaulois ! Mais César n’était pas un logicien !

[6] Il est important de savoir qu’en latin la dernière syllabe ne porte jamais l’accent tonique donc disparait quand on passe du latin à l’occitan. Aussi, des mots qui se terminent en latin par -anum, -onem, -ennum, acum, se terminent en occitan par -an, -on, -en, -ac.