De l'identification judiciaire à la diversification des fichiers
A compter du dernier tiers du XIXe siècle, l'identification des personnes se perfectionne et se précise au travers notamment du "Bertillonage", technique développée par Alphonse Bertillon. Mais, celle-ci reste encore limitée au secteur policier et judiciaire.
En revanche, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'identification des personnes (ainsi que le fichage) tend à se diversifier et à toucher de nombreux domaines de la vie quotidienne des Français...
Commis aux écritures puis chef du service photographique de la préfecture de police de Paris, Alphonse Bertillon fonde en 1882, le premier laboratoire de police d’identification criminelle. Il créé dans ce cadre l’anthropométrie judiciaire dit « Bertillonnage » ou « système Bertillon ».
Cette technique d’identification repose sur la prise de 14 mensurations et proportions qui conjuguées entre elles sont uniques et permettent de distinguer les individus entre eux (taille, bras et avant-bras, pieds, oreilles, nez, écartement des yeux…). Parallèlement, il recourt à la photographie anthropométrique dite aussi « face / profil » ainsi qu’au signalement descriptif appelé « portrait parlé » qui décrit les stigmates physiques d’un individu (cicatrice, tatouage, grain de beauté…). Pour chaque caractéristique physique, un mot est associé abrégé par des lettres. C’est cette technique qui lui permet d’identifier les membres de « la bande à Bonnot », groupe de malfrats qui défraient la chronique dans les années 1911-1912.
Par la suite, sera ajoutée la dactyloscopie c’est-à-dire la prise d’empreintes digitales.
Cette méthodologie est partiellement remise en cause par la chirurgie esthétique apparue après la Première Guerre mondiale pour reconstituer le visage des « Gueules cassées », soldats défigurés par les blessures causées par des armes nouvelles.
Rapidement adopté par la plupart des pays européens ainsi que par les Etats-Unis, ce système perdure en France jusqu’en 1970, date à laquelle il est remplacé par le recours aux seules empreintes digitales.
Au-delà du caractère judiciaire de ce système qui vise dans un premier temps à l’identification des récidivistes, celui-ci est rapidement étendu à d’autres usages entraînant un essor considérable des fichiers nominatifs en premier lieu concernant les étrangers, les suspects tels que les espions ou les anarchistes…
A compter de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, l’identification judiciaire et le recours aux fichiers se diffusent localement. Apparaissent dès lors de nombreux fichiers aux usages précis au sein des commissariats et des services de police administrative : fichier nominatif des suspects, prévenus et condamnés, fichier des personnes recherchées, enregistrement des étrangers, répertoires chronologiques de toutes les personnes photographiées au commissariat, constitution de dossiers individuels sur les anarchistes, communistes ou étrangers considérés comme suspects ainsi que sur les nomades qui font l’objet d’un contrôle particulièrement étroit.
La montée des périls, la Première Guerre mondiale et le contexte international provoquent un essor de l’identification des catégories de personnes : contrôle des étrangers et mise en place d’un titre de séjour, internement des ressortissants du camp ennemi durant la guerre 14-18, surveillance des anarchistes et militants communistes. Polices urbaines et administratives tendent donc à multiplier les fiches signalétiques et dossiers individuels.
Cette évolution tend à partir de 1935 vers la constitution d’un fichier central qui concerne tous les individus fichés au titre de la police administrative. Dans ce cadre, un étranger demandant une carte d’identité, devait remplir deux fiches de renseignements : l’une était destinée à l’administration préfectorale, l’autre alimentait ce fichier central… Ce système avait notamment pour objectif de répondre à la gestion des flux d’immigrés et de réfugiés qui rejoignent la France dans un contexte économique difficile. Ce système préfigure le fichier central des cartes d’identité de Français mis en place par Vichy.
La tendance à la constitution de fichier ou d’identification des individus ne se limite toutefois pas au seul secteur des polices judiciaire et administrative. Au lendemain de la guerre, se multiplient en effet de nouvelles cartes d’identité attestant de droits : cartes d’invalides ou de mutilés de guerre, cartes de pensionnés ou de veuves de guerre, permis de conduire…
Le développement de cette pratique touche également d’autres domaines et s’étend ainsi au monde du travail et à celui des associations.
Cet essor implique un recours croissant à la photographie d’identité dont le format est inspiré du système Bertillon. S’amorce dès lors un véritable marché de la photographie qui devient une véritable habitude pour les Français : studios professionnels à l’image de celui de Lucien Labat à Arreau, officines amateurs ainsi que les premières cabines de prises de vues permettant que le « portrait photomaton » se multiplie au cours des années 1920.
Durant la Deuxième Guerre mondiale, Vichy multiplie les fichiers afin notamment de mener à bien certains objectifs comme la chasse aux terroristes, aux Juifs ou aux réfractaires au STO.
C’est dans ce contexte qu’un décret en date du 27 octobre 1940 rend obligatoire la carte d’identité de Français pour les individus âgés de plus de 16 ans. Pour cela, un fichier de référencement est mis en place, fruit de la collaboration entre les services centraux du ministère de l’Intérieur, les préfectures et l’administration communale. Moyen d’identification, le fichier nécessaire à l’établissement des cartes d’identité est aussi un outil d’exclusion : la mention du mode d’acquisition de la nationalité ainsi que la qualité de « juif » permettent en effet de recenser et de rejeter les individus qui ne répondent plus aux nouveaux critères nationaux et raciaux du régime. Les fiches sont établies en trois exemplaires : une par lieu de naissance et une par lieu de résidence. Les fichiers ouverts dans chaque préfecture devaient donner naissance à un grand fichier central national basé à Lyon, le 3eexemplaire des fiches étant prévu d’être adressé à ce service.
Jamais, il n’avait été exigé autant de papiers d’identité que sous Vichy et l’Occupation. Mais cette période a également été, à contrario, riche en production de faux papiers. Réseaux de résistance et de passeurs recourent à de fausses identité pour circuler et agir.
Il faut noter que les fichiers établis par Vichy deviendront après-guerre, pour certains d’entre eux, des « lieux de mémoire ». Ils serviront ainsi à Léon Maumus, délégué départemental du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale pour ses recherches sur les résistants, déportés, victimes de guerre ainsi qu’à Serge Klarsfeld et ses équipes pour leurs travaux sur la Shoah.